Il est un homme marié, c’est-à-dire qu’il est encore l’époux d’une femme toujours vivante. Il a deux enfants qui fréquentent des écoles soit-disant réputées et prestigieuses. Il est l’unique héritier d’une maison à Delmas, en Haïti. Depuis près de vingt ans, il occupe le poste de directeur de production dans une entreprise de grande envergure. Toutefois, la vie s’effrite en lambeaux pour lui.
Au commencement de sa carrière professionnelle, il affichait un sourire radieux dans l’espoir que les rayons chaleureux de l’univers le gratifient à leur tour de leur bienveillance. Pourtant, lorsqu’il avait obtenu cet emploi, je me souviens qu’il souriait de toutes ses dents. En moins de vingt ans, il n’a plus ri ni souri, car tous les crocs qu’il possédait ont été amputés de ses gencives. Cet ami et “frère humain” ne peut plus croquer la vie à pleines dents.
Si l’on peut construire sa maison pierre par pierre, il était impossible pour lui de restaurer sa dentition défaillante, pièce par pièce, faute de ressources financières, dans l’espoir d’un sourire resplendissant.
Sa bouche est vide et déserte. Ses poches également. À présent dans la cinquantaine, il regarde honteusement les jeunes sur les réseaux sociaux, qui auraient pu être ses enfants, compter des milliers de dollars américains souillés par le sang de ses compatriotes kidnappés et assassinés. Comment chercher un nouvel horizon dans cette obscurité, me demande-t-il en ajoutant qu’il est tristement avéré que le crime rapporte davantage que toute autre activité professionnelle.
La triste constatation qui se glisse dans ma conscience est que la grande criminalité organisée enfante une nouvelle génération de nantis en Haïti. Ces individus, gangrénés par l’appât du gain facile, édifient leur fortune sur l’agonie de mon peuple. Si ces personnes continuent de prospérer, elles formeront une classe dominante qui ne se soumettra à nulle autre autorité que celle de leurs propres intérêts.